J'ai eu la chance il y a 15 jours de pouvoir discuter de narration et d'intentions avec les étudiants d'une école supérieure d'Arts appliqués à Nantes. Je leur ai expliqué comment tout doit être pensé au service de nos intentions lorsque nous élaborons une planche.
Pour eux donc - et pour ceux qui auront la gentilesse de me suivre jusqu'au bout de cet article - voici une petite autopsie d ' une page de " Gitans des mers 1 " ( on peut également regarder le précédent article ) :
Case 1 : Début de séquence : Je plante le décor. Ici l'important est de montrer le quotidien du château. On ne voit aucun des principaux protagonistes. Chacun vaque à ses occupations : on fauche, on discute, on s'occupe des chevaux... C'est une case de transition qui nous mènera au lieu même plus précis où va se dérouler la séquence (qui débute donc à la case suivante).
Case 2 : Maintenant que nous avons présenté le décor dans lequel évolueront nos personnages dans les prochaines pages, on peux entrer à présent dans le vif du sujet.
Pour faire le lien avec la case précédente (et la suivante) j'utilise l'homme qui méne les chevaux en bas à droite de la première case (dans un endroit stratégique de la composition, où on ne peut pas le louper et qui nous conduira logiquement en case 2 ). En le suivant (et grâce à un angle de vue qui le permet), nous voyons que son attention (et celle du lecteur) est attirée par les échos d'une discussion qui provient du perron à l'arriére-plan. Ca y est: La véritable scène est en place !
Case 3 : L'homme aux chevaux ne nous interèsse plus : il quitte la scéne (et la page) sur la droite, alors que la caméra revient un peu sur la gauche (vers l'endroit d'ou vient le bruit de la discussion ). Des chevaux, on ne voit plus que les croupes et l'homme a déjà disparu définitivement de notre histoire (il n'a servi que de trait d'union).
La caméra est donc revenu en arriére vers ce qui nous interèsse : Qui parlait ? Nous le découvrons en voyant le châtelain et sa femme (enceinte) sortir de la maison et déboucher sur le perron (au passage, observons que leur apparition se fait en 2 temps : D'abord juste leur voix - case 2 - puis eux-mêmes - case 3 - ).
La scène peut réellement commencer.
(Notons qu'entre les 2 cases il a pu se passer quelques secondes, comme le montre cet homme qui sort de l'écurie à l'arriére-plan . C'est le temps qu'il a fallu au couple pour franchir les quelques mètres qui les séparaient de l'extérieur et à l'homme qui menait les chevaux de sortir de la case).
Case 4 : La caméra prend du recul car de nouveaux personnages vont arriver dans cette séquence .Elle n'est plus de profil par rapport au perron (vue la plus efficace pour suggérer le petit mouvement de caméra des cases 2 et 3), mais s'est élevée pour pouvoir voir arriver la roulotte au bout du chemin. Pour faire le lien avec la case précédente, la conversation entre le châtelain et sa femme (commencée case 2 ) se poursuit. Par contre, ce n'est plus eux le plus important pour moi (Je les ai déjà présentés). Je choisi donc un plan qui me permet aussi de ne plus les voir. Je ne montre ici que la roulotte qui arrive (la composition du dessin - et le chemin - me ménent à elle). Notons au passage qu'un second bonhomme est sorti des écuries depuis la case précédente. C'est important car ces 2 bonshommes, introduits discrètement (pour mettre l'accent sur les éléments vus plus haut), vont prendre de l'importance dans la suite de la séquence.
Dans cette page , je donne des informations au fur et à mesure, tout en leur donnant une hiérarchie en fonction de leur importance à tel ou tel moment de la planche.
Case 5 : La caméra s'approche des nouveaux arrivants et on se concentre uniquement sur eux. La transition se fait naturellement puisque l'arrivée de la roulotte a été amorcée en case précédente. Nous avons fait un simple zoom, mais pour se rapprocher des personnages, la caméra est revenue "à hauteur d'homme".
On est face à face à eux et ils arrivent sur nous.
Case 6 : Contrechamps (encore un mouvement de caméra, mais il n'y a que ça !).
Les personnages de la roulotte ont disparu, mais nous sommes à leur place : On voit ce qu'ils voient (plan subjectif). C'est à dire les 2 hommes sortis des écuries en cases 3 et 4 (les revoilà) et qui courent désormais vers eux (nous).
pour faire le lien avec la case précédente, la conversations entre les nouveaux arrivants se poursuit.
Et la suite, page suivante ... Et ainsi de suite, page après page...
La bande-dessinée, c'est de la narration : Rien ne doit être mis au hasard et tout doit être au service des intentions. Prochainement, je mettrais des roughs pour être plus explicite.
Heureusement, les pages ne sont pas destinées à être disséquées de la sorte : On doit passer de l'une à l'autre sans y penser, naturellement, et sans savoir qu'un type y a pensé.
Sauf si ça vous intéresse... où qu'on voudrait soi-même raconter une histoire !